ELOGE FUNEBRE D’UN GRAND MUSICIEN

 La disparition de Jean-Claude Naudedébut 2008, fut douloureuse, et la cérémonie pesante comme les épreuves qui jusqu’au bout, marquèrent sa vie. Officier à l’harmonium de l’église de Chalo St Mars avec Francis Darizcuren improvisant au violon, m’offrit un des seuls moments de répit dans cet accablement. Il y en eu un autre, lorsque le batteur et compagnon de route de Jean-Claude Naude, Yves Legrand, prononça le discours que je vous livre intégralement, car au-delà de l’éloge, il nous restitue la condition d’un grand musicien français à travers la deuxième moitié du XXème siècle. F.E.
Mon cher Jean Claude, mes amis « On ne se méfie jamais assez des mots » C’est ce qu’a écrit Céline, ton auteur préféré, dans son Voyage au bout de la nuit. Aussi vais-je rester sur mes gardes. Qui d’entre nous ne s’est jamais plaint d’un genou qui craque, d’une vertèbre qui s’égare ou du mauvais temps qui perdure ? C’est si habituel dans notre langage quotidien que l’on n’y fait plus guère attention. Il y en a même parmi nous, je suis de ceux-là, qui aiment à philosopher longuement sur l’impuissance humaine à juguler le torrent destructeur du temps. Et dans ce cas précis, nous  ne manquons pas de mots pour alimenter nos jérémiades. Mais, lorsque avec une soudaineté impitoyable, la Camarde ainsi que la nommait Brassens, nous prive d’un compagnon aimant et attentif, d’un ami fidèle et attentionné, d’un homme exigeant dans ses formes de pensées, d’un artiste inspiré et protéiforme, pétri d’humour et fin connaisseur des plaisirs de la vie…  tout bascule : les uns hurlent leur douleur, crient à l’injustice, accusent autrui des circonstances fatales qui ont précipité les choses…avec de pauvres arguments vite noyés sous un flot de larmes. D’autres ne disent rien. Un grand vide s’est fait en eux, asséchant leur esprit, bloquant leur parole. Seul le cœur leur dicte la conduite à tenir. Le mien a ouvert en grand les portes de ma mémoire et m’a conseillé de parler, de parler de toi.

 

Avec ta modestie coutumière, mon cher Jean Claude, je suis prêt à parier que tu ne te reconnais pas dans ce compagnon, cet ami ou cet homme si riche de qualités. Il m’appartient donc de t’en apporter quelques preuves. Une simple plongée dans le coffre bien rempli de mes anciennes émotions, suffira à faire réapparaître ces épisodes marquants qui ont scelés notre amitié. Te souviens-tu d’un poème que je t’avais dédié, comme tant d’autres écrits censés agrémenter tes anniversaires ? Oui je le pense car cela te permettait parfois de minorer mes prétentions de scribouillard.

Il y était question d’un roi peu ordinaire. En voici un extrait.

Il est des Rois sans équipage,

De bien plus nobles que sang bleu,

Qui façonnent de belles pages,

Mais dont l’Histoire se soucie peu.

Je sais un Roi pour moi unique,

Qui n’a ni trône ni sujet,

Pas de couronne mirifique,

Et que n’honore aucuns hauts faits…

Pardonne-moi ce minimalisme Jean Claude. La quête de la rime parfaite m’avait conduit à falsifier la vérité. Pas de couronne mirifique, certes, mais des hauts faits, je peux en citer au moins cinq auxquels j’ai glorieusement participé. Dans la fièvre et avec un si fol enthousiasme. Souviens-toi :

– De ton premier concert de Jazz avec ton Big Band façon Count Basie. En public et enregistré par l’ORTF.

 

– Du premier disque de ton Big Band, titré: « Enfin ». 

Uniquement des compositions signées et orchestrées par toi. Avec en prime, des séances de studio inoubliables.

– De ta première émission télévisée avec le Big Band, pour Jean Christophe Averty.

– De ta première participation, avec ce même Big Band, au Festival de Jazz d’Antibes. Un fabuleux coup de poing dans le Jazz français, comme l’avaient écrit certains journalistes.

Jean-Claude NAUDE à la trompette avec son grand orchestre à Antibes en 1967 (excellente photo de Dominique Wolf). Remarquons l’absence de sonorisation (les micros que vous voyez sont là pour enregistrer) et donc l’absence de retours et autres prothèses : ce n’est pas de la musique de bidons, il faut jouer pour de bon ! Autre remarque : Jean-Claude NAUDE n’a pas mis ses initiales sur chaque pupitre, mais a eu la générosité et la patience, d’afficher le nom de chaque musicien, à la main, devant chacun, c’est la première fois que je vois un chef d’orchestre faire ça ![NDFE] Yves Legrand est à la batterie en arrière-plan : je lui laisse de nouveau la parole :

... De ta première musique de film. Soixante musiciens et solistes interprétant un florilège de styles musicaux d’où émanait une grande force évocatrice. Ma comptabilité s’arrêtera là, car la multiplication de tes « Premières » dépasse mes capacités de mémorisation. Oh oui! Ce furent des moments bénis, exceptionnels et insouciants. Dieu que c’était merveilleux de ressentir au fond de soi, les pulsations et les vibrations qui, à l’unisson de ma batterie, provenaient des cœurs de tant de musiciens passionnés. Tu étais le créateur, l’ordonnateur et l’organisateur de nos orgies musicales. Et pour ce faire, tu t’enfermais des jours durant dans la pénombre enfumée de ta chambre à Jazz, burinant, modelant sans relâche, des compositions qui transcendaient l’orchestre et le public.

jeanclaudenaudespecialblend.jpg Special blend (1971) un disque du fameux orchestre de Jean-Claude Naude . Ce n’est pas faute de l’avoir aimé, comme l’indique le premier titre, mais c’est hors de France que la réputation de ce grand orchestre a le plus fait des siennes.

01 – Allez France
02 – Stick
03 – Pas de loup
04 – Blue Frog
05 – En voiture Gilberte
06 – Un canard laque
07 – Special Blend
08 – Flute en chantier
09 – Rainy Day
10 – Quarte en quarte

Ta jeune expérience de trompettiste dans les caves du quartier Latin, t’avait apprise que le Jazz se passe fort bien de décorum. Que cette musique venue d’ailleurs était une alchimie dont la forme modale, la ligne mélodique, l’harmonie et le rythme, faisaient naître une flamme qui réchauffait les âmes en errance. A cette époque, Saint Germain en regorgeait.  Certains soirs, sous l’impétuosité de ton souffle alors inépuisable, tu impulsais à ta trompette une force phénoménale. Et à l’exemple de tes lointains confrères de Jéricho, tu faisais chuter des murs de solitude tout en offrant aux rats des caves, des brasiers de chaleur humaine.

Hélas, aussi éclatante que soit la flamme de ces feux éphémères, cela ne suffisait pas à faire vivre ta famille. Et pour ne rien arranger, nous avions toi et moi des estomacs insatiables. Nous nous sommes donc résolu à intégrer un monde de paillettes et de strass. Là où la douteuse complaisance flirtait avec l’indigeste compromis. Nos chemins prirent alors des directions différentes. Pas notre amitié, fort heureusement. De loin en loin, chacun de nous savait ce que l’autre, l’ami, le frère, faisait de sa vie. Ereintante et contraignante fut la tienne. Famille nombreuse et travail excessif ne font pas bon ménage. J’en mesurerai moi-même et à mon grand désarroi, les effets négatifs. Etranges destinées que les nôtres. Elles se voulaient parallèles, elles devinrent tangentielles. De quoi rendre perplexe un géomètre pointilleux.     Peu nous importait alors que nos vies tanguent ou se disloquent. La musique nous prodiguait argent, succès et notoriété. Toi tu passais de ton obscure chambre d’écriture à l’aveuglante clarté des projecteurs, avec l’aisance d’un Dieu Hadès mâtiné de Vulcain. Moi je réitérais les exploits d’Ulysse, visitant maints pays, vivant des aventures pittoresques et des rencontres improbables.

Comme tout semblait aller de soi durant ces années-là.

 Le disque New-Orleans forever du Septet de Jean-Claude Naude.

Jusqu’au jour funeste où, balayés par un Tsunami moderniste qui dévasta par vagues successives ce métier que nous aimions tant, nous nous sommes retrouvés naufragés et meurtris sur les ruines de notre jeune passé. Années grises et noires. Le choix était mince et l’adversité tenace. Ensemble nous irons vers un Canossa mercantilisé, vendre n’importe quoi pour tenter de survivre. Vaines tentatives qui n’auront pas raison de notre attachement envers la musique. Mais en plaçant Martine sur ta route, le destin fut pour toi plus accommodant. Femme providentielle, elle t’aida à surmonter tes épreuves. T’insuffla une nouvelle énergie pour poursuivre tes études pianistiques, abandonnées dans l’adolescence au profit de ta trompette. Or depuis quelque temps déjà, tu ne pouvais plus l’emboucher à cause de problèmes orthodontiques

. Certes, mais avec des mains trapues qui savent toujours où elles vont, au service une harmonisation impeccable, la reconversion fut exemplaire. [NDFE]

Le cœur en loques ne s’émeut plus,

Mais bat encore pour ceux qui sèment,

En nos sillons de cuir fourbu,

Graines d’amour ou plants de haine.

Martine deviendra peu à peu ton âme sœur, ton égérie, l’épicentre de ton existence. Elle fut à l’origine de nos retrouvailles et de haltes chaleureuses, que ta générosité ennoblissait et qui me permirent de garder la tête hors de l’eau. En ces temps perturbés, ne pas couler à pic tenait du prodige quotidien. Et ce prodige portait l’estampille de vos noms entrelacés.

 

Qu’il fut bon être ton ami,

Et celui de ta belle de cœur,

Car vos deux âmes réunies

Etaient une source de bonheur.

La vie est une fieffée garce.

Les mécréants que toi et moi nous avons toujours été, viennent d’être brutalement rappelés aux tragiques réalités humaines. La musique, à l’inverse des croyances égyptiennes qui t’interpellaient parce qu’elles s’inscrivaient dans une souveraine immortalité, la musique disais-je, ne confère pas, hélas, la vie éternelle aux musiciens. Tout juste une postérité cinquantenaire entretenue par la sacro-Sainte Sacem. Et nous voici maintenant tous réunis autour de toi, compagne, enfants et amis, la tête pleine de regrets et le cœur déchiré. Que de choses aurions-nous pu encore partager ensemble. Pourquoi n’avons-nous pas fait ceci ou cela pour te faire plaisir? Pourquoi est-ce toi qui part et pas moi, qui vit seul et sans avenir?

Bref, l’injustice suprême.

 

S’il est des Rois sans équipage,

De bien plus nobles que sang bleu,

Tu fus Jean Claude et sans partage,

Un Roi solaire, hôte fabuleux.                                   

Je veux croire que tous ici, nous nous efforcerons de garder de toi mille souvenirs fugitifs mais à prolongement durable. Oui…J’imagine que cette opposition de sens t’aura fait sourire. Toi-même tu n’en étais pas avare.Saches que nous aurons à cœur de raconter à nos proches combien tu étais unique. Par ton talent, par ta personnalité attachante, par ton humanité cachée sous un regard parfois frondeur et derrière tes facéties de carabin.Le gaulois que tu étais, furieusement contestataire et râleur comme il se doit, abritait en son sein le druide d’une religion du bon vivre. Je tenterai de la perpétuer. Mais je ne te cacherai pas Jean Claude, que sans ta présence, j’aurai grand peine à en dire la messe. Voilà…Voila ce que je tenais à te dire, mon ami. Ah! J’allais oublier. J’espère que tu n’estimes pas t’être débarrassé à jamais de ma grande carcasse et de mon humour douteux. Nous nous retrouverons, Jean Claude. Tôt ou tard, là où tu es. A moins que…Oui à moins que Saint Pierre t’ait réservé une place particulière, pour ne pas dire privilégiée. Prés, tout prés des maîtres de la musique, au coude à coude avec ces géants du jazz qui ont inspiré tes compositions les plus abouties. Nos amis musiciens venus te rendre hommage et moi même, aimerions tant t’écouter jouer aux côtés de Louis Armstrong, de Cotie William et de Rex Stewart, chez Duke Ellington ou Count Basie. Et pourquoi pas un quatre mains avec Jerry Roll Norton, Fats Waller, Errol Garner ou Oscar Peterson ,

naudeportrait.jpg  Nous sommes déjà impatients d’entendre le méga concert céleste que vous ne manquerez pas d’organiser pour nous. Du moins pour ceux dont les oreilles sont encore intactes. Comme tu le vois, tu as du travail en perspective. En attendant ce jour fastueux, permets-moi Jean Claude, de saluer en toi l’homme sans lequel le jeune musicien que j’étais, ne serait pas devenu ce qu’il fut. Et pour conclure cette avalanche de mots, j’emploierai les seuls qui puissent quelque peu adoucir notre séparation.

Ils sont simples et beaux.

Ce n’est qu’un au revoir, mon frère… Oui, ce n’est qu’un au revoir…

Yves Legrand

   Une oeuvre de 16 minutes composée par Jean-Claude Naude est visionnable sur la chaîne dailymotion : « Tell me a Jazz Story » : vidéo du concert d’automne de l’Harmonie Nautique
avec le Geneva Brass Quintet Victoria Hall à Genève, Suisse, le 29 novembre 2009.

  La vidéo est barbante (caméras fixes), et la prise de son est manifestement celle des caméras, mais merci aux élégants collègues genevois de leur travail, qui rend bien compte de l’écriture corsée du maître qui savait faire sonner les cuivres !

 En ouvrant le site , c’est Jean-Claude Naude http://www.jeanclaude-naude.fr/   lui-même que l’on entend dans Plein coeur, une de ses délicieuses compositions, et là, si vous voulez entendre un son de trompette qui vous fasse frissonner… F.E. 

Ici un document historique imprégné de l’intensité du direct au coeur des années 1960 :

 Et ici dans l’orchestre de Claude Bolling, exposant le thème avec Gérard Badini (saxo ténor), puis jouant le tutti entre le solo tonitruant solo de clarinette de Maxime Saury en « pattes d’eph » (nous sommes dans les années 1970) et le solo de batterie de Moustaches

https://www.youtube.com/watch?v=RhDyxm2kZbw

(eh oui ! ils sont tous là !). 

 

 

 

 

 

 

 

 

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2 réponses à ELOGE FUNEBRE D’UN GRAND MUSICIEN

  1. Yves est resté aussi gentleman que par le passé. J’aimerais qu’il lise ce message et qu’il m’appelle au 06 07 04 17 14 : nous faisions les beaux jours des clubs jazz de Marseille dès … 1963, avant qu’il « monte à Paris ». Yves, si tu lis ce mail, j’aurais vraiment plaisir à t’entendre. Je t’embrasse. Amitiés. Francis Rime.

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