LE XXème CINCY BLUES FEST

Nous nous succédons sous les arches de 15 heures à 23 heures. Je dois passer en dernier ce qui est très intimidant quand je vois et écoute les exceptionnels artistes qui se succèdent avant moi : Jimmy Rodgers, Todd Hepburn, Liz Pennock & Dr Blues, Ricky Nye qui m’invite ici pour un boogie-woogie que nous avons improvisé à cinq (George Bedard est à la guitare, et plus à droite Chris Douglas est à la contrebasse et John Vidacovitch à la batterie).

Ricky Nye n’est pas ici en train de jouer de l’harmonica mais vient de se lever du piano et de réclamer une ovation pour moi, alors que nous plaquons l’accord final avec George Bedard. Ensuite passeront Mark Braun, Rob Rio  de Los Angeles,

Cynthia Girtley  de la Nouvelle-Orléans

 Bob Seeley de Detroit 

et enfin…

 

   Voici mon concert vécu de l’intérieur.

   Ne lisez pas récit si vous préférez le mystère à l’intimité lorsque vous venez à mes concerts. Formuler par des mots ce que la musique raconte déjà avec toute la finesse qui manque au langage est certes une démarche inutile lorsqu’on  a assisté à un concert, mais si vous n’y étiez pas, vous trouverez quelqu’intérêt  à ce propos.

LE DERNIER SUR L’ECHAFAUD

  Je passais donc à 11 p.m. le dernier. Les Américains appelent cela : « Headliner ». Les organisateurs du festival ont  honoré la musique que je dispense d’une confiance sans limite, et souhaitaient m’avoir depuis deux ans. Je le paye  d’un trac amoncelé pendant huit heures à écouter mes collègues dont chaque numéro estomaquant de beauté m’a rappelé à ma fragilité, tout au long de l’après-midi. Tout au long de ces heures merveilleuses, j’ai aussi reçu la visite de ceux et celles qui aiment ma musique et sont venus se faire dédicacer le disque Twistin’ at Ray’s

 dont ils ont entendu deux morceaux la veille sur RADIO WNKU 89.7 FM. 

 A 23 h. après avoir écouté Bob Seeley, le compagnon de Meade lux Lewis, jouer à 86 ans comme à 20, je monte enfin sur scène comme sur l’échafaud !

Heureusement il y a la musique qui rappelle que ce n’est pas de moi dont il est question mais juste quelques morceaux qui vont exécutés.

Et voici mon répertoire :

Pat twist: une composition personnelle, le morceau le plus facile à adapter sur scène parmi ceux du susdit disque :

Nous l’entamons en trio avec John Vidacovich à la batterie et Chris Douglas à la contrebasse.  Chris connaît déjà la structure puisque c’est lui qui tient déjà la basse sur le disque. Il donne donc les consignes à John qui me fait une tournerie de rock 4/4 bien droite au lieu de me donner la syncope du twist. Le pire c’est que je ne m’en aperçois qu’à la sortie du thème au début de mon improvisation, tant ça rebondit tout de même ! Et ce, parce qu’il joue de manière hypnotique sans les petites crottes de bavardage que beaucoup de batteurs ne peuvent s’empêcher de placer dans les espaces par anxiété des silences (ce que la musique raconte de plus profond est surtout dans les notes qui ne sont pas jouées).

Donc, ça tourne… le public de Cincinnati commence à aimer parce qu’il entend notre progression et notre plaisir. A présent, je vais commencer à lâcher ma main gauche du regard,  parce qu’elle est bien calée, et pouvoir partager d’un sourire, ce bonheur avec mes deux compagnons du jour et tous ces gens que je ne connais pas mais que je sens vibrer à côté de moi… et voici la quarte aigüe très répétitive avec dissonance, la botte du rock’n roll au piano (la botte numéro deux étant le glissando à la Jerry Lee), un cliché ! mais tout est dans la manière de l’amener, et sans doute était-ce le moment, merci mon Dieu, merci l’instinct car ils aiment ! Et moi aussi… il est déjà temps de reprendre le thème, je ne peux pas tenir plus de trois minutes avec cette main gauche de Twist car elle cumule la force trapue du boogie et les déplacements piano stride, la douleur peut survenir irrémédiablement dès que l’autre main malaxe trop, le raidissement enchaînant rapidement à la perte de stabilité… Voici la fin nette, et John Vidacovich  termine pile avec nous, comprenant la logique de Pat twist qu’il n’a jamais joué, jamais entendu. Bravo l’artiste ! Mais aussi merci, car le public toute la journée a surtout entendu des morceaux longs avec des fins bien sales en point d’orgue un gros baroud de tout l’orchestre jusqu’au roulement de batterie final, alors un morceau court et intense, avec une fin propre ça le surprend… J’ai envie de présenter Chris et John, mais les autres musiciens l’ont fait quinze fois aujourd’hui, je ne vais pas tout gâcher avec mon accent à deux francs, alors que je ne suis encore assuré. Je fais un geste vers le bassiste et le batteur en saluant.

Mais voici déjà le boogie-woogie expiatoire. Vingt minutes seul, et les deux dernières avec Chris et John.  J’ai prévenu juste avant de monter de n’intervenir qu’après mon solo de percussions (les fameuses percussions du boogie expiatoire avec « ce que je trouve  sous la main »). Mais dès mes premières notes je les vois sur leur instrument prêts à jouer !

Je suis sûr qu’ils ont compris pourtant, mais ils veulent être là, par passion, conscience professionnelle et sens du spectacle. « Take your time » lançais-je stupidement, mais ils sourient, tranquilles, (t’inquiète pas on a compris, on est là pour servir la musique quand tu en auras besoin). Je démarre bien : le thème mineur, le thème majeur, le thème mineur, le thème majeur avec variante, toujours des structures de 12 mesures mais loin des blues qu’ils ont entendu toute la journée. Interprétons le silence du public : non ils ne décrochent pas, ils écoutent vraiment,  « C’est comme ça que jouez le blues les Français » semblent-ils me demander ? Ceux qui perçoivent la sensibilité Française ont bien raison, quels amours ! Le morceau ensuite évoque le prélude II du clavier bien tempéré poussant le cavenas du blues en sol mineur, cette feinte permet de revenir sur le blues médium avec euphorie et d’évoquer le Honky-tonk d’Earl Bostic, mais ce soir je ne développe pas, et passe vite à la suite : fausse fin sous les applaudissements et introduction longue du nouveau tempo, aussi lorsque la main gauche démarre enfin, régulière mais pianissimo, tout le monde comprend que l’on s’est installé dans une longue transe, un crescendo dont la véritable difficulté est de se renouveler sans éprouver ni créer de lassitude. Pour cela, provoquer  la marée sans qu’elle vous submerge retenir, en garder toujours, jusqu’au moment où ce ne sera plus possible, quand le couvercle de la marmite me soulève à mon tour.

Un grand merci à Tiki Tim pour les photos : cliquez sur sa photo si vous voulez accéder à son univers 

surtout si vous aimez les belles Américaines.

C »est le point culminant du morceau. 

Ensuite, décalant brièvement mes deux mains dans les basses, d’une octave puis de deux. ce qui a pour effet de couper l’élan euphorique du public, il semble qu’il pense : »qu’est ce qui lui prend ? ». Il prête l’oreille à nouveau attendant une autre facétie, et je plonge la main gauche dans les cordes pour donner les effets d’harmoniques au solo de basses joué par la main droite. Une évocation d’Eddie Cochran (Summertime blues) : tous les amoureux du rock’n roll répondent de la foule, et le solo de percussions sans filet commence, en sortant du piano par la gauche…

 …une minute de surprise pour ce public qui ne connaît ce numéro et une minute de surprise pour moi également puisque je ne sais pas sur quel son je vais tomber. Ce soir-là j’utilise les couvercles fermés des deux pianos, puis l’estrade, avec les genoux : tant pis pour le costume qui en a vu d’autres ! Un temps pour chaque genou pendant que les mains jouent des croches ou des triolets de croches sur le retour de scène, une brève danse amérindienne pour le retour vers le piano, car il n’est pas prudent d’aller dans la foule trouver des sons, il y a des barrières, c’est sombre, pas de poursuite, si une ovation saluait cette nouvelle surprise l’on entendrait plus mes sons à cinq mètres et la foule s’étend de la rivière Ohio jusqu’à la scène.

  Je triture à nouveau en essayant de sortir des harmoniques et libère un glissando vers les aiguës qui fait reprendre le boogie-woogie sans qu’il y ai eu de rupture de tempo. Et là c’est l’ovation américaine : j’entends de ma droite monter un gros YEAAAHHH ! d’un millier de personnes enthousiastes. A mon signal Chris et John me rejoignent pour un bouquet final de vingt quatre mesures, je me concentre à fond pour ne pas rater de note dans la dernière descente, c’est là qu’on se relâche trop ou qu’on s’affole trop… et qu’on gâche tout. Ca n’arrivera pas. Standing ovation, je serre la main aux collègues qui sont explosés de rire « on n’a jamais vu ça ici ». L’organisateur revient « non il faut jouer encore , ils en veulent tu as le temps. Mais qu’est-ce que je puis faire après cela ? Tiens une ballade il n’en ont pas entendu de toute l’après-midi : Over the rainbow pour les Américains c’est comme Le p’tit Quinquin pour les Ch’tis …J’essaie de faire des nuances malgré la sono qui nivelle tout…

  A suivre…

photos Sylvain Acher

Le lendemain de la clôture festival juste avant de prendre l’avion, que font et de quoi parlent encore et encore les deux compères épuisés Ricky et Fabrice, dans la maison du guitariste  Sylvain Acher parmi la collection d’instruments de musique ? 

Si vous allez à Cincinnati visitez le French rendez-vous, la délicieuse maison de poupées, chargée d’histoire, qui est plus qu’un magasin, mais aussi un lieu d’art, de goût, et de convivialité tenu avec son épouse, par Sylvain Acher qui vit aux Etats-unis depuis 1986.

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